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Pourquoi des scientifiques entrent "en rébellion" pour le climat

18/01/2025

Pourquoi des scientifiques entrent "en rébellion" pour le climat

Des scientifiques manifestent sur un site de Schneider Electric, le 22 novembre 2024 à Grenoble (Isère). (FRANCE 3)

Fin novembre, des militants écologistes ont envahi les locaux de l'entreprise Schneider Electric à Grenoble (Isère) pour dénoncer sa participation au projet pétrolier Eacop de TotalEnergies. Parmi eux, des scientifiques en blouse blanche. Une équipe de France 3 les a suivis pour comprendre pourquoi ces chercheurs sortent de leur laboratoire.

L'assaut n'a duré que quelques minutes. Ce vendredi 22 novembre, des militants écologistes déboulent sur la piste cyclable qui longe le bâtiment de Schneider Electric, dans le quartier de la Presqu'île de Grenoble (Isère). Le temps de déployer leurs échelles, et les voilà dans l'enceinte de l'entreprise. Des activistes commencent à creuser une tranchée, d'autres érigent un derrick et plantent des panneaux "scène de crime climatique". "On est là pour dénoncer le fait que Schneider Electric, sous ses dehors de non-soutien aux énergies fossiles, est partenaire du projet Eacop, un énorme pipeline porté par TotalEnergies", explique Fabienne Barataud, en brandissant une bâche "Schneider Electric complice".

Le mode opératoire est classique, la cible aussi. Mais Fabienne Barataud n'est pas une militante ordinaire. Elle est géographe à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). Comme ses camarades vêtus d'une blouse blanche, elle appartient au collectif Scientifiques en rébellion. "Faire de la recherche et documenter, ça ne suffit pas. Les décideurs politiques et économiques n'ont pas envie d'écouter ce qu'on dit et d'en tirer les conséquences", justifie à ses côtés Pascal Vaillant, chercheur en informatique à l'université Paris Nord, une pelle à la main.

Cette tranchée qu'il creuse dans le jardin de Schneider symbolise celle que TotalEnergies doit tracer à travers l'Ouganda et la Tanzanie pour son futur oléoduc Eacop, prévu pour 2025(Nouvelle fenêtre). Un projet qualifié de "bombe climatique" par ses opposants, et pour lequel Schneider doit assurer l'infrastructure électrique. L'objectif des manifestants est de pousser l'entreprise à renoncer.

"On ne va pas convaincre Patrick Pouyanné [le PDG de TotalEnergies], il ne nous écoute pas. En revanche, si tous les prestataires commencent à renoncer au projet, Total va se retrouver tout nu", veut croire Laurent Husson, géologue au CNRS. Plusieurs banques et assurances ont déjà jeté l'éponge. Contacté, Schneider Electric a annoncé le dépôt d'une plainte et assure que son implication dans Eacop permet d'"améliorer la sécurité et réduire les risques environnementaux ainsi que les émissions de gaz à effet de serre générées directement par le projet".

Un activisme né d'une frustration

Aux côtés des scientifiques, ce jour-là, se trouvent des militants d'ANVCOP21 ou d'Extinction Rébellion, pas mécontents de ce soutien. "Ils ont fini par sortir de leur devoir de réserve, ils se sont dits que la situation était trop grave et qu'ils ne pouvaient plus s'abriter derrière leur pseudo-neutralité. Nous pensons que la neutralité en politique, comme en société, n'existe pas. On est très content qu'ils nous aient rejoints", analyse Julien, d'ANVCOP21.

Derrière cet engagement des scientifiques se dessine surtout un sentiment de frustration. Depuis 1990 et le premier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), ils alertent sur les dangers du réchauffement climatique, provoqué par notre consommation de charbon, de pétrole, et de gaz. Six rapports plus tard, le problème s'aggrave : l'année 2024 est la plus chaude jamais enregistrée et la première à dépasser la barre des 1,5°C, objectif le plus ambitieux de l'accord de Paris signé en 2015.

"Tout le monde s'en fout"

Face à ce décalage, une minorité active – le collectif Scientifiques en rébellion revendique 500 membres en France – a décidé de "sortir des labos pour défendre le vivant", titre de leur livre-manifeste publié en novembre 2024. Mais le ras-le-bol de la communauté va bien au-delà. Le 6 novembre, dans le cadre feutré d'un colloque à la maison de la Chimie, Bertrand Decharme, hydrologue à Météo-France, ne mâche pas ses mots(Nouvelle fenêtre) pour répondre à une question sur les inondations en Espagne, aggravées par le changement climatique :

"Ça fait trente ans qu'on écrit des rapports, qu'on répète les choses et on a l'impression que tout le monde s'en fout !"

Bertrand Decharme, hydrologue à Météo-France lors d'un colloque à la maison de la Chimie

Il dénonce pêle-mêle les voitures "de plus en plus grosses", les portables "de plus en plus gros", avant de conclure : "Il ne faut pas s'étonner qu'après, on ait des événements extrêmes de ce style. (...) Et je peux vous dire un truc, on l'aura bien cherché".

Les instituts obligés de se positionner

Ces sorties ont obligé les principaux instituts de recherche à se positionner. En 2023, le comité d'éthique du CNRS a estimé(Nouvelle fenêtre) que cet engagement public, notamment pour la défense de l'environnement, n'était pas incompatible avec l'activité scientifique. À deux conditions : transparence et rigueur scientifique. Même position du côté de l'Inrae. 

"Le chercheur a une liberté de pensée", rappelle Claire Lurin, déléguée à la déontologie de l'institut. Avant de préciser : "Il n'a [en revanche] pas le droit de dire que ce qu'il pense est la position de l'Inrae ou de laisser entendre que tout le monde pense comme lui au sein de l'institut". Quant aux actions de désobéissance civile, comme celle menée contre Schneider Electric, "l'Inrae ne les cautionne pas et considère qu'elles sont faites à titre privé".

Eric Guilyardi a participé aux travaux du comité d'éthique du CNRS sur cette question. S'il respecte l'engagement de ses collègues, l'océanographe est très réservé, à titre personnel, sur la démarche.

Il estime que ce n'est pas aux scientifiques de décider comment faire face au réchauffement climatique et compare la rédaction d'un rapport du Giec à une évaluation médicale. "Un labo d'analyse médicale va vous faire une analyse sanguine. Vous voyez que votre taux de cholestérol est un peu élevé. La décision d'arrêter de manger du saucisson, de vous mettre à courir ou de ne rien faire vous appartient, elle n'appartient pas au laboratoire d'analyses", schématise le chercheur.

Des futurs chercheurs séduits par la démarche

Des réserves que ne comprend pas Laurent Husson, l'un des chercheurs qui a participé à l'action contre Schneider Electric. "La question n'est pas de savoir pourquoi moi, je m'engage, mais pourquoi les scientifiques dans leur ensemble ne s'engagent pas. Ca me semble aller de soi. Il y a urgence et on doit sortir de nos labos !", plaide-t-il. Le géologue relève au passage que, dans son champ de recherche, certains scientifiques continuent de travailler avec l'industrie pétrolière, "ce qui pourrait paraître anachronique à l'heure qu'il est".

Le chercheur ne cache en tout cas pas sa position à ses étudiants en sciences de la Terre. Ces profils, qui se destinent pour la plupart à la recherche, sont nombreux à comprendre son choix. "Ça donne de l'espoir de voir que des gens s'engagent", confie Mathilde, elle-même impliquée dans des associations environnementales.

L'étudiante de master est bien placée pour comprendre les dangers d'un climat qui s'emballe. En octobre, sa ville de Rive-de-Gier (Loire) a été dévastée par de fortes pluies. Un événement extrême rendu plus fréquent et plus intense par le changement climatique.

Thomas Baïetto / francetvinfo.fr

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